L’instinct de vie

Elle est si mignonne dans sa robe liberty qu’on lui donnerait « le bon dieu sans confession ». Blonde, les yeux clairs, elle correspond en tous points aux clichés de la petite fille modèle et elle le sait. Elle court partout dans les allées du centre commercial. Elle repousse les bornes des limites pour voir jusqu’où sa mère va le supporter. Et lorsque la voix devient plus forte et plus tranchante, elle se retourne vers elle, le sourire aux lèvres, cet éclat de malice dans le regard qui dit « allons, tu peux bien me laisser jouer encore un peu » ? Et la mère, désarmée devant tant de candeur, capitule. Le temps alloué est rallongé. Les compteurs sont remis a zéro. Alors la petite s’élance de plus belle ! Galvanisée par cette approbation tacite qui légitime ses futurs débordements. Elle repart avec un nouveau défi. Celui de clarifier où se situe la nouvelle limite ! Car s’il a été si simple d’obtenir une prolongation de liberté, c’est bien que la véritable ligne à ne pas franchir était ailleurs. Mais où ? La petite lance un regard vers sa mère et sa tête blonde cherche. Elle cherche une nouvelle manière de tester, d’éprouver, de faire son apprentissage. Elle a besoin de sentir que sa mère est là. Qu’elle veille sur elle. Qu’elle peut dire NON ! Mais la mère est épuisée. Cette boule d’énergie qui ne s’arrête jamais a raison de ses forces. Alors elle cède, certainement plus qu’elle ne le voudrait, mais elle n’a pas le choix. Sa santé mentale en dépend. Elle doit lâcher du lest tout en gardant sa vigilance. C’est un numéro de grande équilibriste qu’elle renouvelle chaque jour. Les bons jours, cela l’amuse et cela devient presqu’un jeu de voir ce que sa fille va inventer. Les mauvais jours, elle se crispe en anticipation, respire par à-coups et le jeu se transforme en véritable supplice. La gamine, elle, a le privilège de l’insouciance. Tous les jours renferment ce même trésor de possibilités. Elle a faim d’expériences, de découvertes, d’interdits. Sa mère le comprend, elle doit juste faire taire cette angoisse de louve qui gronde en elle. Cet instinct de protection qui crie ses peurs accumulées lors de sa propre expérience. Elle aimerait pouvoir lui épargner ses erreurs. L’empêcher de tomber, de se blesser, de souffrir. Elle voudrait pouvoir faire un marché avec la vie où elle prendrait toute la douleur sur elle. Mais la vie n’est pas comme ca. Elle est faite de chutes, de bobos, de larmes, de chagrins que l’on console. Ce sont aussi de bons moments, mais en convenir lui arracherait le cœur. Dans ce moment de calme, une voix chaude prend possession de son âme et la rassure: malgré les chutes, malgré les bobos, malgré les larmes, tout ira bien. Elle le sait, mais c’est si difficile de faire confiance à la vie. Comment supporter une telle responsabilité, toutes ces peurs qui l’assaillent ? Il ne lui reste que la foi. Cette voix, presque imperceptible, qui lui insuffle la force et la légèreté nécessaires pour continuer d’avancer. Oui, tout ira bien.

Entre chien et loup

Ce n’est pas encore la nuit, mais ce n’est plus le jour. Le soleil n’est déjà plus que l’ombre de lui-même. Les réminiscences de sa gloire passée éclairent encore les rues, mais de manière morcelée. Le coin d’un balcon, la grille d’un jardin déserté. Les chats sont de sortie. Heureux de trouver refuge dans la pénombre complice de leurs jeux nocturnes. Au moment de bascule, les lampadaires prennent le relais, tels les gardiens de ce passage vers l’éternité. Ils diffusent leur lumière avec douceur, pour ne pas bousculer les roses qui sombrent dans un sommeil réparateur. Le silence se fait et les rues se vident. Le moindre bruit prend tout à coup une place folle ! Un talon qui accroche sur le rebord d’un trottoir. Le passage tonitruant d’une Harley qui se presse vers son garage avant le départ définitif du jour. Puis le silence. Le silence qui semble tellement plus dense. Il pèse sur les épaules de ceux qui s’aventurent encore dehors. Leur pas est plus rapide, ils savent qu’ils n’ont qu’une autorisation temporaire pour être là. Au même moment, d’autres créatures se réveillent et s’apprêtent pour enfin trouver leur place, dans le giron rassurant de la Nuit. Un tout petit grillon ose troubler la surface du silence et l’atmosphère de toute la ruelle s’en trouve changée. Car d’autres, encouragés par son audace, se joignent bientôt à lui. Un orchestre symphonique s’accorde dans la pénombre, en préparation du grand spectacle et l’arrivée de la Diva. Leur musique recouvre bientôt les alentours et leur cacophonie sert de couverture à toutes sortes de transactions, plus ou moins cachées. Leur chant devient assourdissant jusqu’au moment de jouer véritablement la partition. Les cris désordonnés des grillons trouvent alors leur rythme, les chats endormis le jour ouvrent grand leurs yeux nyctalopes et la Nuit déploie sa longue cape de velours sur l’immensité de la scène qui n’attendait plus qu’elle.

Bleu

Dimanche soir. La soirée est calme et une ambiance particulière a envahi la pièce. Je vis un moment bleu. Une couleur paradoxale. Un mélange de douceur et d’anxiété qui commence à monter. Est-ce la semaine qui se profile ou bien l’écho de celle qui s’achève? Une violence sourde que je décide d’apprivoiser par l’écoute d’une bossa langoureuse. Une musique enveloppante qui me prend dans ses bras pour me réconforter. Car le bleu appelle le soin sinon il fait trop mal. Il faut lui arrondir les angles, anticiper ses coups, sinon il laisse des marques. Le bleu exprime le vague à l’âme, cette profondeur à laquelle on perd pied et où il ne reste plus qu’à prier. La prière redonne espoir, érige demain en sauveur et condamne aujourd’hui dans un rejet plaintif. Je ne veux plus, je n’en peux plus. Mais demain peut-être? Et si demain était bleu? Il serait alors un jour de grand beau temps où rien ne peut ternir ce ciel, sans nuage. Paradoxal. On fait ce que l’on veut du bleu. On l’arrange à sa sauce. La sauce au bleu. Quand j’étais petite c’était ma manière à moi de faire passer tout ce que je n’arrivais pas à avaler: les légumes trop cuits, la viande trop saignante. Le bleu recouvrait tout. Il faisait diversion et me sauvait de mes tourments. La particularité du bleu je crois, c’est cette double polarité. Cinglant: il refroidit les ardeurs d’un inconscient un peu trop zélé pour lui signifier les limites de son humanité. Sensible: il encourage un timide à chérir la beauté de son intériorité. Car le bleu vibre à la moindre variation atmosphérique. Il se module en fonction de l’air. Mais les conditions qu’il préfère sont ces moments d’intimité, où il peut converser en tête à tête. Car le bleu est une couleur de l’ombre. Une couleur de dimanche soir.